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Il est inévitable que le nouveau prince heurte ceux qu’il soumet à son autorité. Il se fait par conséquent des ennemis de ceux qu’il a lésés en occupant la principauté à leur place, sans pouvoir pour autant conserver l’amitié de ceux qui l’ont aidé à s’établir.
Machiavel. Le Prince.
Au mépris de sa propre sécurité, Flatterie avait quitté ses quartiers pour faire un tour au soleil côté surface. Nervi et Zentz étaient en mission, inaccessibles, la rébellion en haillons reculait devant ses forces de sécurité et il savait que ceux qui détenaient Crista Galli devaient avoir en ce moment un sérieux problème sur les bras. Il s’adressa un large sourire et leva son visage vers le ciel. Il adorait le ciel, le grand air. Quel contraste avec les susurrations climatisées de l’air de Lunabase ! C’était presque l’heure de l’averse quotidienne. De même que les autres rescapés de l’hybernation élevés dans l’atmosphère stérile de Lunabase, Flatterie avait une prédilection pour la pluie.
Il choisit un endroit du parapet d’où il avait vue sur la côte, au-delà des limites du Périmètre et du misérable village qui s’étalait à ses portes. Un gros nuage de fumée noire, poussé par le vent, se propageait vers l’intérieur des terres. Flatterie portait sa robe de chambre du rouge le plus vif, pour que la vermine puisse bien voir que le Directeur était plus vivant que jamais. Si près de la bataille… ils allaient voir, à présent, ce qu’ils avaient provoqué !
La présence de deux soleils le mettait mal à l’aise, même au bout de tant d’années. Les renseignements recueillis à la suite de l’étude du varech et des conditions géologiques tendaient à prouver que leur double rayonnement déchirait l’écorce de la planète comme du papier et que le pire restait encore à venir. Il n’avait pas l’intention d’attendre ce moment.
Ventana, l’une de ses messagères habituelles, s’approcha dans l’allée au-dessous de lui.
— Un rapport sur les perturbations provoquées par le varech, monsieur.
Elle agitait une dépêche.
Il fit un signe à l’un des gardes, qui inspecta le paquet et le lui apporta. Flatterie enfonça un peu plus son chapeau blanc sur son front. Il portait une coiffure à large bord, à la mode îlienne, pour des motifs politiques. La couleur blanche, selon lui, le plaçait d’un coup d’œil du côté de la vérité et de la justice. Il ne sortit pas immédiatement les documents du paquet. Il savait ce qu’il trouverait à l’intérieur : rien du tout. Et à cette heure-ci, la couverture nuageuse de l’après-midi empêchait toute observation du secteur 8 à partir de l’Orbiteur.
Sa passion pour le grand air n’incluait pas les ravages exercés par les soleils sur sa peau rétive. Deux plaques roses pelaient sur son front et il s’efforçait de ne pas les gratter. Son médecin personnel lui en avait enlevé deux semblables le mois dernier, et voilà que cela recommençait…
Il faut que le peuple me voie de temps en temps. Rien ne peut remplacer le fait de s’exposer ainsi.
Ses trois plus fidèles gardes du corps l’accompagnaient à distance, leur instinct pandorien toujours sur le qui-vive. Son observatoire se trouvait au sommet d’une falaise qui dominait le complexe industriel, le village et la baie. Derrière lui se dressaient, au loin, les seuls sommets plus élevés, à des kilomètres à la ronde, que l’endroit où il se tenait. C’étaient les Hautes Marches, le domaine de ces bons à rien de Zavatariens. Beaucoup d’entre eux, comme les paysans, croyaient en « Nef » et à son éventuel retour sous la forme d’une espèce de messie mécanique. Cette pensée le fit éclater de rire et les gardes le regardèrent d’un drôle d’air.
— Vous pouvez vous retirer, messieurs, leur dit-il. Vous voyez bien qu’il n’y a rien en bas qui puisse nous atteindre ici.
— Sauf votre respect, monsieur, lui répondit un garde qui s’appelait Aumock, mon travail est de ne jamais relâcher la surveillance.
Flatterie inclina la tête en signe d’approbation.
Celui-là mérite qu’on s’intéresse à lui.
— C’est très bien, dit-il à haute voix. Sachez que j’apprécie votre dévouement.
Aumock, un Sirénien de pure souche, ne se gonfla pas devant le compliment. Il était déjà de nouveau en train de scruter les alentours à l’affût du moindre mouvement.
— Il n’y a rien d’autre que des Zavatariens là-haut, leur dit Flatterie.
— Êtes-vous sûr qu’ils ne sont rien, monsieur ? répliqua Aumock.
C’était la première fois que ce garde faisait un commentaire depuis dix mois qu’il était affecté au service de Flatterie. Celui-ci se contenta d’un grognement pour toute réponse.
Il avait bien quelques soupçons à propos de ces Zavatariens. Il semblait toujours y en avoir le même nombre, mais c’étaient rarement les mêmes têtes. Flatterie n’était pas né de la dernière pluie. Il avait le titre, après tout, de Psychiatre-aumônier et il avait fait des études poussées sur l’histoire des religions opprimées. Il se sentait mal à l’aise à l’idée d’être ainsi entouré d’une population potentiellement hostile, au nombre apparemment impossible à déterminer et à la forme physique générale bien meilleure, semblait-il, que celle de la majorité de ses forces de sécurité.
Ils escaladent ces falaises comme des cabris, se disait-il. Mais qu'est-ce qui les pousse à le faire ?
C’était ici, sur ce promontoire rocheux dominant la Colonie, qu’il avait pris connaissance des dernières dépêches sur la situation de l’hydroptère de l’holovision et la curieuse révolte du varech dans le même secteur.
— Vous croyez vraiment, Marta, qu’ils ont fait demi-tour ? demanda-t-il.
Son officier des transmissions, un peu boulotte pour sa combinaison-uniforme bleue, se mordit rapidement la lèvre avant de répondre. Flatterie avait couché une fois avec elle et il avait le souvenir d’un contact bien plus satisfaisant que son aspect physique actuel. Elle était svelte et jeune à l’époque – cela remontait à quatre ou cinq ans au maximum. Elle avait débuté comme garde du corps, mais avait vite impressionné ses supérieurs par ses dons pour l’électronique. Quand elle avait demandé son transfert dans les transmissions, Flatterie le lui avait accordé. C’était mieux ainsi, cela avait mis un terme aux rumeurs tout en lui évitant de prendre des dispositions désagréables pour se tirer d’une situation personnelle embarrassante.
— Je… je ne sais pas, dit-elle. L’appareil que j’ai placé personnellement à bord de leur hydroptère fonctionne parfaitement et le tracé indique un retour vers…
— Vous les prenez pour des imbéciles ? lança Flatterie. J’avais pourtant insisté pour que vous placiez l’objet sur elle ou en elle, et vous avez pris la liberté de ne pas suivre mes instructions à la lettre. Nous avons déjà eu confirmation, par un avant-poste du Contrôle des Courants, que votre appareil se trouve à bord d’un train-cargo endommagé qui traîne à sa remorque plusieurs tonnes de poisson mort.
Flatterie se délecta en voyant ses traits retomber de consternation. Elle semblait encore plus petite et pâle que d’habitude.
— J’ai eu peur, dit-elle. Peur de la toucher.
Elle rentrait la tête comme si elle s’attendait à être frappée. Les rayons impitoyables des soleils sur ce promontoire élargissaient à vue d’œil les auréoles de transpiration qui s’étaient formées à ses aisselles. C’était l’heure la plus lourde et la plus moite sur la côte, celle qui précédait l’averse quotidienne. Il n’avait pas besoin de renifler pour sentir la pluie arriver.
Il repensa à la fois où il avait fait l’amour avec elle. C’était l’après-midi aussi et leur peau ruisselait de transpiration. Les poils noirs de son torse se collaient aux petits seins blancs de la fille. Elle n’avait pas aussi peur de lui que maintenant, à ce moment-là. Elle était juste un peu intimidée, ce qui avait facilité les choses.
Merde ! Je me laisse encore emporter par la rêverie, se dit-il.
Il se redressa de toute sa hauteur. Il dépassait Marta de deux bonnes têtes.
— Ne vous avais-je pas affirmé que vous ne risquiez rien ?
Il avait dit cela de sa voix la plus chaleureuse.
Elle hocha la tête, tout en gardant les yeux baissés.
Flatterie était particulièrement satisfait de lui-même. Si cette femme qui le connaissait si bien redoutait à ce point les conséquences du moindre contact avec Crista, ceux qui l’avaient enlevée devaient être littéralement morts de peur. Grâce à la prévoyance dont il avait fait preuve dès le début et grâce aux doses de « médicament » quotidiennes qu’elle avait absorbées, Crista Galli devait ressentir maintenant de manière violente les effets du sevrage et être en proie aux symptômes que l’on attribuait à son simple contact. Il y avait toutes les chances pour qu’elle soit déjà dans un état de catatonie, précaution supplémentaire qu’il avait prise pour s’assurer qu’on lui rendrait la fille.
La neurotoxine devait être en train de suinter par tous ses pores et le mythe entretenu depuis si longtemps par ses soins allait se vérifier. Tout le monde, et l’ennemi en particulier, allait en être témoin. Seul le Directeur avait le pouvoir de la sauver. Ces Enfants des Ombres se retrouveraient en présence d’un monstre qu’ils ne pourraient plus se permettre de garder avec eux.
Les miracles de la chimie, songea-t-il en souriant.
À haute voix, il rassura Marta :
— Je comprends que vous ayez eu peur. La seule chose qui compte est que nous ne nous soyons pas laissé prendre à leur stratagème grossier. Avez-vous des précisions sur les dommages que nous avons subis ici ?
Ils sursautèrent en même temps en entendant la détonation simultanée de deux lasers. Flatterie se retourna pour voir que ses gardes venaient de carboniser un couple de capucins vifs qui venaient de la direction des Hautes Marches.
— Je me demande…
Il n’acheva pas sa pensée à haute voix. Ce qu’il se demandait, c’était si les Zavatariens ne s’amusaient pas à dresser des capucins.
— Vous me ferez établir un rapport sur la corrélation qu’il peut y avoir entre les apparitions de capucins et les emplacements connus des camps de Zavatariens, dit-il.
Marta hocha la tête et sortit son messager électronique de l’étui qu’elle portait à sa hanche. Le mouvement provoqua un léger changement de position chez Aumock. Marta ne se rendit pas compte qu’il avait pointé le canon de son laser sur sa tête avant même que le messager ait vu la lumière du jour. Elle entra ses données codées à sa manière placide habituelle.
Flatterie savait pas mal de choses sur ces Zavatariens et leur histoire, mais pas assez à son goût. Ils étaient patients, organisés, et ils récupéraient tout ce qu’ils trouvaient. Si les rumeurs ne mentaient pas, ils faisaient pousser illégalement dans les régions côtières situées au nord des produits agricoles qu’ils distribuaient aux réfugiés. Flatterie n’aimait pas cela parce que son pouvoir de négociation avec les masses s’en trouvait sérieusement diminué. Il ne disposait pas des effectifs nécessaires pour quadriller des milliers de kilomètres carrés de territoire désolé et mener à bien son Projet Spationef en même temps. Le Projet Spationef était infiniment plus important que tout le reste.
Il signifia son approbation d’un salut tandis que l’un des gardes franchissait le mur pour aller chercher la fourrure des capucins.
C’est toujours ça de moins pour les Zavatariens, se dit-il.
Il prit mentalement note de faire rechercher par le labo les endroits où les capucins étaient passés, ce qu’ils avaient mangé, avec qui, quand et pourquoi.
— J’attends toujours votre rapport sur les combats de rue, dit-il.
— Le Périmètre est entièrement nettoyé.
Marta appuya, derrière son oreille droite, sur l’endroit qui permettait d’activer le mode « réception » de son implant de communication.
— Je reçois beaucoup d’interférences dont je ne connais pas la cause, dit-elle. La résidence a subi très peu de dommages. La casse est plus spectaculaire que réelle, comme d’habitude. Les pierres et les bâtons ne sont pas de taille à lutter avec les lasers. Quelques prisonniers ont été rassemblés dans la cour…
Elle s’interrompit tandis que de nouvelles informations arrivaient dans son messager.
— Donnez-moi des nouvelles de la centrale, du terminal des transbordeurs et de la grille, ordonna-t-il.
Marta entra quelques nouvelles demandes dans son communicateur. Son expression changea du tout au tout. Son front impartial d’officier de liaison se plissa d’inquiétude tandis qu’elle se penchait en avant pour mieux percevoir les informations qui vibraient sur son mastoïde et se frayaient un chemin, à travers les fluides et les poils de son oreille interne, jusqu’au cerveau.
— Il y a des forces massées devant la centrale, dit-elle. L’escadron de la sécurité qui a attaqué notre détachement à l’intérieur s’est retranché sur ses positions et offre une résistance acharnée. Le camp de réfugiés est à moins d’un kilomètre de là. Ils arrivent en force pour soutenir l’escadron rebelle, hors de portée de nos lasers de défense.
— Opération H, aboya Flatterie. S’ils continuent d’arriver du camp, j’ordonne que l’aviation de soutien dirige ses attaques contre le camp.
Le visage de Marta devint encore plus blême.
— L’opératio H… mais il y a trop de témoins dans le camp. Si les attaquants sont anéantis, tout le monde saura que ce n’étaient pas les gyflottes qui…
— Ils n’ont qu’à se servir d’un aérostat. Nous avons quelques ballons, dans le hangar, qui peuvent passer pour des gyflottes. Faites-leur prendre l’air. Nous réglerons plus tard le problème des témoins. J’ordonne que cet escadron soit réduit en cendres. J’ordonne que tous ceux qui le soutiennent soient réduits en cendres. Est-ce clair ?
Marta hocha la tête tandis que ses doigts communiquaient les ordres sur son messager.
— Et les transbordeurs ? demanda Flatterie.
— Ils sont opérationnels, monsieur. Les changements de courants ont été annoncés à temps. Les pertes en vies humaines sont élevées, mais les remplaçants sont déjà formés sur place. La navette transportant les N.P.O. a décollé à l’heure et accosté la station orbitale comme prévu. Le Contrôle des Courants a cessé d’émettre son signal en direction du secteur 8. Il n’y a plus de grille, mais les signes d’agressivité du varech ont également disparu.
— Cessé d’émettre, dites-vous ?
Flatterie regrettait maintenant d’avoir menti à Macintosh. Il était sûr que le varech aurait cédé si le signal électrique avait été maintenu assez longtemps avec assez de puissance. Il ne lui était jamais venu à l’idée que Macintosh pourrait cesser d’envoyer le signal.
L'Imbécile ! Qu'est-ce qui a bien pu lui passer par la tête pour qu’il lâche la bride au varech ? Il ne sait donc pas à quel point nous avons besoin de ces couloirs de circulation ?
Il prit une longue inspiration par les deux narines et laissa l’air ressortir de la même manière.
— Est-ce que ça marche ? demanda-t-il.
— Quelques cargos ont été perdus. La plupart ont dû faire surface pour réparer leurs avaries. Ils vont avoir des problèmes avec la tempête qui se prépare.
— Ordonnez au docteur Macintosh de rétablir les couloirs, ou c’est moi qui vais le faire d’ici à ma manière. Je lui donne juste une heure.
— Oui, monsieur.
Le front de Flatterie s’assombrit brusquement. Deux petites explosions suivies d’une lueur brève étaient montées du centre de Kalaloch. Il fit signe à l’un des gardes.
— Que la sécurité tire le maximum des chefs de cette racaille. Mais je n’en attends pas grand-chose. Qu’on fasse ensuite empaler le reste à la vue de tous.
Son regard se posa sur la falaise, derrière lui, qui grimpait jusqu’aux Hautes Marches. Il ajouta :
— Qu’on les empale là-haut, afin que tout le monde puisse constater les conséquences d’une décision malheureuse. Cela ne devrait pas demander trop de temps.
C’était ce que lui avait dit Marta à propos du varech qui l’intéressait le plus. Il avait bâti un tel tissu de mensonges autour de Crista Galli qu’il ne savait plus lui-même où était l’illusion qu’il avait artistement créée et où était la réalité. Ses premières mises en garde sur la nécessité absolue de lui éviter tout contact avec la mer ou le varech avaient été fondées sur l’intuition plus que sur des données réelles. Mais il était clair, aujourd’hui, que son intuition avait été juste.
Le varech a réussi à sentir sa présence !
— J’ai transmis l’ordre au Contrôle des Courants d’opter pour une solution chirurgicale, lui dit Marta. Ils ont une heure pour essayer de reconstituer la grille par tout autre moyen de leur choix. Je leur ai expliqué qu’il y avait trop de subas en jeu.
— Faudra-t-il lobotomiser le gisement tout entier ?
— Je ne le crois pas, dit-elle. Comme les émeutiers, il devrait normalement refluer après avoir subi un minimum de dégâts dans la région affectée. Le couloir n’aura pas la flexibilité qu’il avait auparavant, mais il sera navigable dès que le secteur aura été nettoyé de ses débris flottants.
— Quand tout sera terminé, faites envoyer quelques échantillons au labo. Je veux une analyse détaillée. Qu’ils déterminent la raison pour laquelle le varech a pu résister au Contrôle des Courants et qu’ils le désagrègent ensuite pour l’incorporer à la réserve de toxine.
— Les Zavatariens… ce serait peut-être une bonne politique de leur…
— De leur donner les restes du varech ? acheva Flatterie avec un reniflement de mépris. Qu’ils se débrouillent pour recueillir le leur. Je ne veux pas être mêlé à leur hérésie. Et j’ai besoin d’avoir de grandes quantités de toxine sous la main. Je réserve une surprise à cette « vermine », comme l’appelle Nervi.
Marta acheva de noter les ordres du Directeur dans son messager.
Il était clair, réfléchissait Flatterie, que le varech avait senti d’une manière ou d’une autre la présence de Crista Galli. Comment expliquer autrement cette rébellion ? Elle s’était produite sur la route probable de l’hydroptère juste après qu’ils s’étaient débarrassés du dispositif de Marta.
Mais oui ! Le varech a dû s’apercevoir de sa présence au moment où ils ont rejeté l’appareil à la mer !
Il sourit de nouveau, en partie de soulagement à l’idée lointaine qu’il n’était pas à l’intérieur du Poisson-Volant à ce moment-là, mais surtout parce qu’il pensait aux ennuis qui allaient maintenant s’abattre sur la tête de Ben Ozette et de ses Enfants de l’Ombre.
— Les reconnaissances ont donné quelque chose ? demanda-t-il.
— Le mauvais temps s’est déjà installé. Peu de chances d’établir un contact visuel. Trop de risques de perte. Deux Criquets sont disponibles dans ce secteur, mais il s’agit d’appareils fragiles et de portée limitée. Avez-vous des ordres à leur sujet ?
— Qu’ils fassent des reconnaissances dans la mesure où le temps le permet. Je veux savoir vers qui ils se tournent quand ils ont de gros ennuis. De toute manière, Nervi va être incessamment sur les lieux.
Il crut déceler un frisson sur les épaules de Marta à la mention de Nervi.
C’est bien pour cela que j’utilise ses services, se dit-il. Il suffit de prononcer son nom pour obtenir déjà des résultats.
Il renvoya Marta et scruta le paysage, son paysage, qui s’étendait devant lui. Des wihis à l’aspect métallique lui renvoyaient des éclats de lumière. Leurs petites feuilles en forme de poignard se déployaient vers les giclées d’ultraviolets émis par Alki. Flatterie admirait cette dangereuse petite plante pour sa ténacité et pour la protection qu’elle offrait à son domaine. Ses graines avaient attendu, en sommeil durant deux siècles au fond des océans, que ceux-ci reculent pour pouvoir fleurir. Les wihis étaient maintenant partout aux abords du domaine et rendaient difficile l’approche des prédateurs, humains ou autres.
Une meute de minuscules rapraps détala au milieu des wihis sur sa gauche, à proximité du pied de la falaise qui s’élevait jusqu’aux Hautes Marches. Bien que réputés capables d’avaler tout ce qui était moins dur que le roc, les rapraps préféraient généralement éviter les humains. Ils avaient survécu, comme beaucoup de rongeurs côté sol, en se cachant sur les îles organiques pendant les périodes de raz de marée. Les pauvres prenaient souvent le risque de les capturer au filet pour s’en nourrir. C’était une tâche dangereuse. Il avait vu un vieil Ilien succomber sous les assauts de ces créatures ici même, deux ans seulement auparavant. Il n’avait pris dans son filet que la moitié d’une meute. L’autre moitié avait attendu son passage dans les rochers et s’était agglutinée à ses jambes jusqu’à ce qu’il tombe. Tout avait été terminé en l’espace de quelques battements et Flatterie avait considéré cela comme une leçon. Il avait ordonné de griller toute la meute dans son terrier, naturellement, et de distribuer les carcasses carbonisées aux villageois. Simple geste politique.
Le Directeur savait que ce qui était capable de se protéger à ce point pouvait servir également à assurer sa propre protection. Son Chef de Parc savait y faire avec les animaux aussi bien qu’avec les plantes. Il n’avait pas fallu longtemps pour que plusieurs meutes occupent les points d’accès vulnérables de son domaine. Celle qu’il était en train d’observer en faisait partie. Elle avait établi ses quartiers près du sentier de montagne qui conduisait aux Hautes Marches. Souvent, il venait ici pour regarder les dos roux qui couraient, jetant des éclats fauves sous les rayons solaires, parmi les wihis argentés.
— Regardez ! appela un garde, et Flatterie aperçut le dos sournois d’un capucin qui approchait de la meute. Le garde régla son laser sur la puissance maximale, car il était à la limite de la portée de l’arme, et leva le canon pour tirer. Flatterie lui fit signe d’attendre.
Le capucin franchit les vingt derniers mètres en trois bonds flous, happant et assommant un grand nombre des petites créatures. Mais il y en avait beaucoup trop et il ne lui restait que la peau sur les os tant il était affamé. Il essaya de croquer un ou deux rapraps. C’était le répit dont la meute avait besoin pour se regrouper. Le capucin ne fut bientôt plus qu’un squelette.
Flatterie sourit de nouveau. Les nuages noirs de l’après-midi étaient en train de se rassembler au-dessus de la mer.
— Quel spectacle magnifique ! dit-il à haute voix en s’adressant à lui-même. Magnifique !